Pendant ces douze dernières années, comment le paysage de la drogue a-t-il changé à Bienne ?
Au niveau sanitaire, la situation est beaucoup plus sûre. La prise en charge médicale des toxicomanes est beaucoup plus performante. Mais cela n’aide pas nécessairement les gens à s’en sortir.
La qualité des drogues a aussi beaucoup changé : les produits sont davantage mélangés avec des produits chimiques ce qui rend souvent les consommateurs plus agressifs. Cela change la culture du vivre ensemble.
Les personnes dépendantes ne meurent plus d’overdose, mais elles meurent précocement, parce que leur corps est usé. Leur nombre reste stable. Malheureusement…
Au cours de ces douze dernières années, quelle est l’expérience qui vous a le plus marqué ?
L’année dernière, le centre Contact de Bienne m’a demandé de rendre hommage à l’un de leurs employés qui était décédé. Il était important que les personnes qui fréquentent le lieu d’injection de Bienne puissent aussi y participer. En plein air, au parc de la ville, nous avons organisé une petite célébration, où j’ai pu prêcher l’Evangile à une soixantaine de personnes parmi lesquelles beaucoup de clients du lieu d’injection et du personnel. En fait, j’ai été très heureux de partager ainsi l’Evangile…
Un autre moment fort a été celui où j’ai « clashé » les participants au repas de notre association, un lundi soir. On venait d’enterrer un toxicomane et j’ai demandé que le prochain qui allait mourir puisse s’annoncer, que cela nous permettrait de gagner du temps pour préparer la cérémonie funèbre !
A cause de cette intervention, une personne a repris sa vie en main. Elle m’a recontacté plus tard et m’a dit qu’elle avait arrêté de consommer et était partie en thérapie !
Vous n’y êtes pas allé de main morte sur ce coup-là…
En 12 ans, je suis devenu beaucoup plus direct. Au début, j’étais très compatissant, puis, ces dernières années, j’ai régulièrement confronté les personnes dépendantes. C’est bien de pleurer avec les gens, mais quand vous avez pleuré avec dix personnes et que les dix sont mortes… vous vous dites qu’il y a un problème parce que la compassion exprimée par Jésus était suivie par le miraculeux, des manifestations du Royaume de Dieu. L’Evangile de Jésus-Christ doit faire une différence.
Je peux toujours comprendre les raisons qui ont conduit certains à consommer. Il y a des abus sexuels, il y a des déprimes… Mais quand la consommation de certains dure 20 ans, il y a un moment où il faut dire à la personne : « Si tu ne changes pas, non seulement tu vas rester avec tes regrets, mais tu vas complétement bousiller ta vie… Tu as commencé parce que tu étais victime, mais maintenant c’est toi qui contribues à ta ruine ! »
Il est vrai que, ces dernières années, mon approche a été moins « gentillette », mais quand vous connaissez des personnes depuis 12 ans et qu’elles reviennent inlassablement avec les mêmes problèmes, vous devenez plus « cash ». Certains n’ont pas aimé, mais beaucoup, par la relation que nous avons bâtie, savent, que même si c’est rude à entendre, il y a beaucoup d’amour avec tout ça.
Est-ce toujours important pour vous que les Eglises de Bienne soient actives auprès des toxicomanes ?
Oui, cette population fait vraiment partie de la ville. Dans chaque grande cité, il y a une scène de la drogue. Il est important d’annoncer aux exclus la Bonne Nouvelle de Jésus.
Pour moi, il est important de ne pas se focaliser uniquement sur la dimension sociale, parce les chrétiens ont quelque chose de plus à apporter. Il faut être témoin par ce que l’on vit en aidant et en fournissant de la nourriture, tout en annonçant le Royaume de Dieu.
Qu’est-ce que votre activité a apporté à l’Eglise évangélique des Ecluses ?
Les membres des Ecluses ont vu des gens bizarres venir à l’Eglise et cela a fait du bien d’ouvrir notre espace… Ils ont vraiment été très accueillants. Je pense à une femme qui essayait de sortir de la prostitution et qui se battait pour tout arrêter. Ce que l’on ne sait pas, c’est que derrière la prostitution il y a parfois des mafias… Et des mafieux la recherchaient.
J’ai beaucoup ri quand un jour, de manière spontanée, elle s’est levée pour aller servir la cène. Certains étaient un peu outrés, mais beaucoup ont très bien accueilli cela et c’était fort. Même si, malgré ses efforts, elle n’était pas toujours au top de sa forme, moi, j’étais « hyper fier » d’elle et de tout le chemin qu’elle avait parcouru…
De manière générale, les Eglises sur Bienne s’impliquent pour soutenir Rue à cœur, au travers de l’engagement des bénévoles ou du soutien financier. C’est un travail en réseau…
A vos débuts, vous avez été à l’école de Jan de Haas et de Viviane Maeder, qu’est-ce qui dans votre accompagnement vous distingue de ces deux pasteurs ?
Le pasteur Jan de Haas se trouvait dans une autre saison. Il n’y avait rien qui existait en matière de protection pour les consommateurs de drogues. Il a commencé par distribuer des seringues pour que les toxicomanes ne s’infectent pas… Il a commencé à agir pour sauver les gens d’une mort prochaine… Il a ouvert des portes que l’on n’a plus besoin d’ouvrir aujourd’hui.
Même si nous avons des sensibilités différentes, je me sens proche de Viviane Maeder… Ensemble nous rencontrions les gens de la rue et nous priions pour eux… On a même vécu des temps de délivrance en intercédant pour certains. Elle a vraiment un cœur en or.
Propos recueillis par Serge Carrel
Le site de l’association Rue à cœur.