À l’heure où les cantons romands alignent – sans grande concertation, semble-t-il – les mesures de protection à visées sanitaires, les Églises subissent de nouvelles contraintes et bien des incertitudes, avant un hiver qui s’annonce sombre. Ouverts au public dans le canton de Genève, nos lieux de culte ressemblent à des « coquilles vides » et friables, alors que les rassemblements religieux y sont interdits, hors funérailles et mariages… Avec ça, nous voici à nouveau appelés à développer des trésors d’ingéniosité. Et nous le ferons certainement.
Une situation usante
Sauf que… Sauf que plus on avance, plus on mesure ce qui se passe, et moins on nourrit d’espoir que la situation se stabilise rapidement – ce que l’on croyait encore ce printemps, n’imaginant pas vraiment un « bis repetita » pour l’automne-hiver… J’en connais même qui avaient déjà réservé leur billet d’avion pour les vacances de fin d’année !
Il nous faut donc composer avec le Covid-19, ce virus paralysant et mortifère, et cela durablement, même si un espoir de vaccin s’est fait un peu plus concret ces derniers jours… Tout prendra du temps.
La situation est usante. Pour tout un chacun. Et pour nous autres, pasteurs en quête de cohésion, de solidarité concrète, de mise en commun, de partage et d’en-avant, tout spécialement. C’est notre « coeur de métier » qui est redimensionné.
Alors bien sûr, on peut remettre en route, avec bien plus de facilité, ce que nous avions initié en tâtonnant au printemps dernier : des cultes en ligne, des groupes de partage en ligne, des séances de travail en ligne, des rencontres de prière en ligne, des formations en ligne. On sait (mieux) faire, mais on sait aussi ce que ça coûte. Et, il faut le dire, c’est épuisant, peu gratifiant, et les effets concrets semblent bien modestes. On s’accroche alors aux sursauts de disponibilités et de compétences, au moindre mot d’encouragement, en se disant que : qui peut le moins, peut le plus, mais au risque d’épuiser les dernières ressources.
La vie online, un pastiche de vie d’Église
L’Église n’est pas virtuelle. Pour être ce qu’elle est, elle a besoin de chair, de relations, d’éléments concrets, de pain et de vin, de mains serrées, tendues, réchauffées, jointes, ou encore de voix agrégées, libres et unies, et d’embrassades dans les premiers moments de la vie comme dans les derniers. Bref, la lassitude nous gagne, comme elle gagne nos communautés. Difficile de nourrir des projets. D’ailleurs, fêterons-nous même Noël ?
Et puis, bien plus amplement, c’est toute la société qui est sévèrement impactée. Il y a des conséquences sanitaires et sociétales non négligeables, sans parler de l’économie, de l’emploi, de la culture et des loisirs, de la formation de nos jeunes et des derniers jours de nos plus aînés… Et vient encore s’ajouter à cela des positions de défiance, des remises en question des autorités et des mesures prises, et parfois-même de l’existence du coronavirus. Les lignes de faille sont apparentes et causent hélas parfois bien des dégâts, dans les familles et dans les Églises.
Disons-le honnêtement : « C’est dur ! » On voudrait que ça s’arrête. On aimerait reprendre notre « vie d’avant », (re)passer à autre chose !
« Plus de baume en Galaad ? »
C’est ici que je nous vois comme potentiellement rejoints par une question que le prophète Jérémie pose en son temps, au cœur de l’âpreté qui le frappe, alors qu’il est confronté aux malheurs de son peuple : « N’y a-t-il plus de baume en Galaad? N’y a t-il plus de médecin là-bas? Pourquoi donc le rétablissement de la fille de mon peuple ne progresse-t-il pas? » (Jérémie 8.22).
Cette question est posée par un homme qui a bien des réponses « bibliques » au malheur de son peuple, mais qui reste profondément marqué, sidéré, devant les souffrances constatées.
C’est que la confrontation au malheur nous fait aspirer, au plus profond de nous-mêmes, à un baume qui pansera vraiment, pleinement, la blessure profonde de la souffrance (causée ou subie). Cette aspiration, l’Esprit de Dieu la relaie en nos cœurs, pour nous maintenir en tension vers le futur, l’horizon attendu, la perspective éternelle, le dénouement des choses.
Ainsi, dans l’épître aux Romains (8.20), l’apôtre Paul nous rappelle que « la création tout entière soupire et gémit », parce que soumise au pouvoir de la vanité, de la fragilité, du non-sens, à cause de tous les dérèglements du mal et du péché. Et nous aussi, dit Paul, nous aussi nous souffrons. « Nous gémissons » (verset 23), tout comme la création (verset 22), et « l’Esprit en nos cœurs » (verset 26) lui-même. Nous portons en nous une aspiration, mais elle est bridée par l’impuissance devant le malheur et la souffrance.
Les événements tragiques auxquels nous sommes confrontés sont révélateurs de fragilité. Fragilité des édifices les plus beaux et prévus pour servir au plaisir, à la joie, à la détente, à la vie de famille, au travail pour d’autres, et même à la foi (l’attentat récent au cœur d’une église à Nice le rappelle). Fragilité des projets que nous avions façonnés comme des évidences. Fragilité des équilibres que nous pensions avoir créés, des choses qui, jusque-là, semblaient acquises, développées, maintenues par le pouvoir, le savoir et la volonté des hommes. Fragilité de nos temps, qui ne nous appartiennent décidément pas. Fragilité de nos vies, qui passent, qui parfois nous échappent, comme submergées, aspirées.
Une espérance fondée sur une initiative divine
Alors, au cœur de ces fragilités lucidement reconnues, le message de l’espérance chrétienne peut nous rejoindre, nous consoler, nous responsabiliser aussi. Cette espérance n’est pas seulement sentimentale : le message de l’espérance chrétienne est celui d’une parole et d’une initiative venue de Dieu seul.
Cette espérance chrétienne est celle du mouvement de Dieu vers nous. Celle de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ, venu vers nous, pour nous rendre Dieu propice, nous permettre l’intimité avec lui, une amitié nouvelle. Cette espérance est ancrée dans le double signe de la Croix et du tombeau vide de Jésus, qui nous disent l’amour de Dieu, qui attestent aussi qu’il y a là plus encore que le don et l’achèvement : un point de départ, une puissance de vie et de renouvellement, qui dépasse nos contingences humaines.
Ce double signe s’offre alors comme fondement d’espérance. Nous le recevons comme un cadeau. Nous pouvons l’accueillir. Nous ne l’avons pas cherché, pas créé. C’est une initiative venue vers nous, en notre faveur. C’est une grâce. Et nous la découvrons comme un véritable projet, préparé de loin, et porteur de promesses fortes et solides.
L’attente de la réalisation de ce projet devient ainsi l’horizon de nos vies et de notre action. Nous pouvons dès lors revoir nos priorités. Et Paul souligne aussi, avec force, que si nous avons cette espérance, nous la vivons dans ce monde. « Nous soupirons dans l’attente » (Romains 8.23). Ce soupir devrait nous mettre en garde contre les marchands de vent qui promettent le définitif et l’absolu ici-bas, le bonheur éternel maintenant, l’accomplissement total ici-bas…
Un désir renouvelé du règne de Dieu
Mais ce soupir nous laisse à notre place sur terre où nous éprouvons, de plein fouet, la dureté des choses, la réalité du mal, la résistance des temps à notre désir d’accomplissement, de détente, de réussite, d’harmonie.
Nous ne sommes pas seuls à soupirer dans l’attente. L’Esprit de Dieu intercède, et soupire, lui aussi, en nos cœurs, dit Paul (Romains 8.23, 26). Dieu le premier a donc ce projet chevillé au cœur. Là où nous défaillons, là où nous nous épuisons, il veut renouveler en nous le désir de son règne, allié au souci de l’humanité qu’il aime passionnément, comme il l’a montré en Jésus-Christ.
Le soupir de la foi n’est pas le signal du retrait ou de l’abandon, mais l’invitation à l’action confiante et persévérante, renouvelée par l’Esprit, dans notre monde et pour notre monde (voyez Jérémie 29.7 ou encore Michée 6.8).
C’est là, dans ce monde, tel qu’il est, que nous pouvons être les ambassadeurs du Christ portant avec une ferveur renouvelée la Bonne Nouvelle de la réconciliation avec Dieu, et l’appel, pressant, qui jaillit de cette Bonne Nouvelle : « Nous vous en supplions, au nom de Jésus-Christ, soyez réconciliés avec Dieu » (2 Corinthiens 5.20).
Au cœur du monde, quelque chose de sa présence !
Au cœur de la deuxième vague de Covid-19, nous pouvons être de ceux et celles qui persévèrent dans l’espérance, dans la prière et dans l’action, dans une faim et une soif de la justice inextinguibles, même lorsque tout semble si petit et dérisoire. Nous pouvons rester, grâce à l’œuvre de l’Esprit de Dieu en nous, de ceux et celles dont la vie manifestera concrètement quelque chose de sa présence au cœur de ce monde et de notre humanité blessée. « Le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, l’amabilité, la bonté, la fidélité, la douceur, la maîtrise de soi » (Galates 5.22).
Et si c’était là, pour commencer, une petite part du « baume » qu’il nous est donné, ou demandé d’apporter ?